Quand les responsables ignorent ce qui se passe en mer

La première condition pour traiter un problème quelconque est d’avoir un diagnostic juste de l’ampleur du problème. Dans le cas qui nous occupe, ce diagnostic ‘juste’ n’existe pas: c’est la grande faillite de l’État français dans ce domaine que d’avoir été et de demeurer incapable de chiffrer de manière satisfaisante le nombre annuel de captures et son évolution depuis 2010. Cet échec systémique est la première cause principale de l’incapacité à atténuer puis résoudre le problème de la mortalité dans les engins de pêche du golfe de Gascogne.

Dans un monde normal, l’estimation du nombre de captures passe d’abord par l’observation en mer d’un échantillon suffisant d’opérations de pêche pour chaque métier, puis par l’estimation d’un facteur de risque spécifique, et enfin par l’extrapolation à toute la flotte, en fonction de la connaissance de l’effort de pêche, lequel n’est pas toujours cohérent selon les sources. Cette méthode est celle préconisée par le CIEM (*).

Connaissances accessibles par le CIEM

Le comptage des captures de cétacés lors des pêches doit être issu d’observations ‘dédiées’, c’est-à-dire effectuées par un observateur des pêches formé et indépendant. Ces observations doivent être représentatives des flottilles de pêche en activité c’est-à-dire réaliser une couverture partielle et suffisante des métiers à risque. Lorsque le système de contrôle fonctionne, les captures sont consignées et transmises pour figurer dans les rapports spécialisés du CIEM (Bycatch of protected and potentially vulnerable marine vertebrates – review of national reports under Council Regulation (EC) No. 812/2004 and other information).

Image quotidienne (lundi 8 février 2021) montrant le déploiement de la pêche dans le golfe (en bleu). Ne figurent sur cette carte que les bateaux de plus de 12 mètres. On en compte au moins autant qui sont plus petits. Chaque pêcheur devrait signaler ses captures de dauphins et marsouins, afin (au moins) d’avoir un bon chiffrage des dégâts.

Pour le golfe de Gascogne, le CIEM stipule clairement que (rapport 2020) ‘ce rapportage de données pour de nombreuses régions et métiers est, dans la plupart des cas, insuffisant et incompatible avec la mise à disposition d’estimations fiables de captures’. En 2018, 185 événements de capture (259 spécimens) ont été signalés par l’observation en mer, 75% provenant de filets, lesquels ont capturé 78% des cétacés. Les chaluts pélagiques de mer du Nord, du golfe de Gascogne et des côtes ibériques ont eu le plus fort taux de capture de dauphin commun (0,091/jour de pêche) ; cependant dans le golfe de Gascogne et les zones ibériques, les filets trémails sont responsables de la majorité de la mortalité, en raison du nombre d’engins déployés. Le CIEM conseille d’orienter l’effort d’observation vers les engins dormants, qui semblent être responsables d’une proportion significative des captures et sont peu monitorés.

Comment se présente une synthèse sur les captures de mammifères marins élaborée par le CIEM ? Elle extrapole des données d’observation in situ en fonction de la connaissance de l’effort de pêche par métier et par zone, et d’un facteur de risque (4e colonne).

Les facteurs de risque les plus forts sont documentés pour : le filet trémail (zone 8c), le filet maillant posé (toutes zones), filet trémail (zones 8a, 8c), filet dérivant (zone 8b), palangre posée (zones 8a, 8b), filet trémail (zones 7), chalut de fond à panneaux (toutes zones). Le chalut pélagique en bœuf n’arrive que dans les risques ‘moyen’ (48 au lieu de 115 pour le maximum). Seule une minorité de ces métiers.zones ont vu un effort d’observation supérieur à 1%. Les données de capture provenant des pêcheries sont insuffisantes pour estimer correctement le nombre de cétacés capturés. Les estimations de mortalité ont donc un intervalle de confiance très grand et peuvent être biaisées vers le bas si des pêcheries responsables ne transmettent pas leurs données (ce qui est le cas en France et en Espagne). L’intervalle de confiance de [1998–6599] captures annuelles de dauphin commun pourrait donc ne pas être fiable (captures annuelles sur la base des données observées en 2016-2018).

Par exemple, dans le rapport publié en 2019 (CIEM2019 bycatch.eu), les rapports nationaux de 2017 ont été retranscrits. Pour la France et les zones 8a, 8b (nord et sud Gascogne, sur le plateau), nous avons :

N jours observéschaluts pélagiquesfiletsCaptures par jour observécha.pel.filets
Zone 8a45169 1,100,01
Zone 8b9221 0,940,02

Ces statistiques de captures permettent de déterminer une statistique totale de capture si l’effort de pêche est connu. Par exemple, avec 51 648 jours de pêche au filet recensés en 2017, la statistique de capture française pour ces métiers est de [205,740] pour les zones 8a et 8b. Notons qu’en 2017, la statistique des jours de pêche pour les chaluts pélagiques ne figure pas dans ce rapport. En réalité, certains pays ne fournissent pas leurs données, ou alors elles sont partielles. Par conséquent, les statistiques annuelles de captures du CIEM ne permettent pas d’évaluer la réalité des captures durant la décennie écoulée (pas plus qu’actuellement).

Estimation par la méthode de ‘dérive inverse’ (Pelagis La Rochelle)

Face à ces insuffisances récurrentes, l’Observatoire Pelagis de La Rochelle a mis au point une méthode d’estimation de la mortalité par pêche basée sur le comptage des cadavres échoués portant des traces de capture (Peltier et al. 2019). Cette méthode alternative continue à être améliorée, mais est suffisamment au point pour fournir une estimation de la mortalité par une voie indépendante. Ainsi, dans l’avis spécial CIEM de mai 2020 (CIEM2020 eu.2020.04), les efforts de pêche et les estimations de by-catch de dauphins communs sont donnés par extrapolations des observations directes, d’une part, et par la méthode de Pelagis, d’autre part : pour 2016-2018 et les zones 8 et 9, les estimations des mortalités annuelles de dauphins communs par captures valent 3973 (extrapolation des observations en mer) et 6620 (évaluation d’après les échouages).

Dauphin mort dans les filets : au terme de plusieurs jours à plusieurs semaines, l’échouage de ce cadavre permettra de localiser à peu près l’évènement de capture

En raison des insuffisances du comptage direct, les estimations de capture élaborées d’après les échouages constituent un appoint ou un substitut indispensable. L’approche de dérive inverse développée par Pelagis permet aussi de situer approximativement l’origine géographique et la date de la mort du cétacé.

Les spécimens morts échoués constituent le matériel de base à partir duquel l’Observatoire Pelagis La Rochelle élabore des estimations de mortalité de dauphins dans le golfe de Gascogne

Par exemple, du 1er janvier au 17 mars 2020, 1000 petits cétacés se sont échoués sur les côtes du golfe de Gascogne (présentation powerpoint du GT le 08 juillet 2020), dont 80% de Delphinus delphis et 116 petits delphinidés non identifiés. Les échouages ont été très nombreux à partir de début février, 86% des dauphins en bon état de conservation examinés présentant des traces de capture.

Carte approximative des captures de dauphins communs par les pêcheries élaborées par le modèle de dérive inverse de l’observatoire PELAGIS de La Rochelle (image issue de la présentation de juillet 2020)

La principale faiblesse de cette méthode alternative porte sur la connaissance imparfaite de la proportion de dauphins morts/capturés qui parvient à la côte. Ce pourcentage est estimé grâce au baguage d’un échantillon de cadavres sur le site des captures ; sa détermination est incertaine mais est l’objet de travaux constants.

Le récent rapport CIEM montre l’écart entre une estimation provenant d’observations en mer et une estimation issue des modèles de dérive des cadavres de dauphins. Le manque d’effort d’observation en mer est clairement un obstacle à de meilleures estimations par observation directe (on a moins de 0,5% de couverture d’observation pour les chaluts de fond en bœuf ou démersaux, les trémails, les filets maillants, les sennes).

Les rares témoignages documentés de capture de dauphins proviennent de Sea Shepherd France

En plus du problème franco-français, les estimations de captures de cétacés sont très difficiles à obtenir pour l’Espagne. La surveillance des captures de dauphins par pêche est aussi mauvaise dans ce pays qu’en France. On trouve une statistique pour les eaux territoriales de Galice entre 2008 et 2010 (Goetz et al. 2014 dans l’avis CIEM): la mortalité annuelle est estimée à 1453 dauphins communs. Vu le grand nombre de pêcheurs espagnols qui opèrent dans le golfe de Gascogne, la défaillance des statistiques de l’Espagne est une seconde difficulté majeure pour résoudre le problème.

Les pêcheurs français le soulignent souvent : il y a un problème d’inégalité de traitement avec la flotte espagnole, nombreuse dans le golfe de Gascogne

En conclusion, à l’heure actuelle la comptabilisation de la mortalité des dauphins communs dans les engins de pêche du golfe de Gascogne n’est pas fiable. D’une part, les extrapolations d’après les observations directes en mer ont toutes les chances d’être très sous-estimées car de nombreux métiers responsables de captures sont très peu, voire pas du tout, monitorés. D’autre part, le chiffrage modélisé d’après les échouages est affecté d’incertitudes inhérentes au phénomène de flottabilité et de dérive des cadavres de dauphin.

Depuis 2020, un nouvel arrêté stipule l’obligation pour les pêcheurs français de déclarer en temps réel chaque capture de mammifère marin. Il reste à voir dans quelle mesure les décisions ministérielles visant à obliger les pêcheurs français à déclarer leurs captures sont suivies d’effets ; en 2020, le résultat a été très très décevant (quelques dizaines de déclarations seulement !). A l’heure actuelle, les pêcheurs espagnols, responsables sans nul doute d’une proportion significative de la mortalité, ne sont pas concernés par ces nouvelles obligations.

Mortalité massive : quand l’Etat laisse pourrir le problème

Les phénomènes d’échouages massifs liés aux captures sont anciens sur la façade atlantique : dès 1989 et 1991, le RNE signalait des épisodes remarquables de découvertes de cadavres de dauphins communs et de petits delphinidés (Collet et Mison, 1995). Ces épisodes se produisaient déjà pendant l’hiver et le début du printemps : près de 600 dauphins échoués en quelques jours en février 1989, par exemple. Sans qu’une preuve statistique ait été apportée, ces séries suggéraient à l’époque la responsabilité des chaluts pélagiques dans le centre du golfe de Gascogne.

Le problème de la mortalité par captures était déjà grave il y a 25 ans. C’est grâce à ce genre de détail que l’on réalise que la France est en (longue) marche pour résoudre les problèmes de cétacés et de pêcheries …

Les interactions fatales entre les dauphins communs et les pêcheries sont fréquentes à travers le monde : on peut même affirmer qu’elles se produisent dès qu’il y des pêcheurs et des Delphinus dans le même secteur. Les cas souvent décrits sont ceux qui voient dauphins et pêcheurs cibler les mêmes proies, des petits poissons pélagiques de la famille des anchois, des sardines ou des maquereaux (Fertl & Leatherwood, 1997). Ces cas sont illustrés en Australie avec des sennes tournantes, en Nouvelle-Zélande avec des chaluts pélagiques utilisés pour le maquereau, sur la côte Est américaine avec des chaluts ciblant le maquereau et le calmar (Waring et al., 1990). Aux Açores, c’est l’association entre les dauphins et les thons, prédateurs de petits poissons pélagiques, qui cause les interactions, non létales, entre les thoniers et les dauphins. Dans le golfe de Gascogne, les éléments disponibles (Meynier et al., 2008; Spitz et al., 2013) suggèrent que les dauphins se nourrissent sur les mêmes proies que les bars ciblés par certains chalutiers pélagiques. Cependant, on regrette que des nouveaux résultats ne soient pas disponibles pour la période d’augmentation de la mortalité (post-2010) et à la bonne saison (de l’hiver au printemps, surtout). Encore une défaillance du système français.

Les interactions entre pêcheurs et Delphinus sont-elles aussi anciennes que la pêche ?

L’ensemble de la littérature scientifique indique sans ambiguïté que lorsque les dauphins communs se font prendre dans les chaluts ou les sennes tournantes, ils sont eux-mêmes très actifs, certainement en prédation. De plus, les probabilités de captures dans les chaluts sont maximales du crépuscule à l’aube et les captures semblent souvent se produire lors de la manœuvre de ‘haul-back’, lorsque le chalut s’affaisse sur lui-même, avant d’être remonté à bord. Dans le cas des sennes tournantes, les captures ont également lieu la nuit et la mortalité est régionalement très importante en Atlantique NE, comme au Portugal.

Les sennes tournantes à petits pélagiques sont localement très dangereuses pour les dauphins

Par contre, les interactions mortelles pour les dauphins communs sont peu documentées en ce qui concerne les filets calés, maillants ou trémails, au contraire de l’importante mortalité causée aux marsouins. Pourtant, une proportion significative de la mortalité de dauphins dans le golfe de Gascogne provient d’engins dormants, souvent disposés sur des profondeurs modérées: le rapport du CIEM de 2019 indique des fréquences de mortalité variant de 1 à 4 dauphins pour 100 opérations de pêche, selon les zones. Cette fréquence peut sembler faible mais elle doit être multipliée par le nombre d’actions de pêche effectuées par une flotte de fileyeurs très nombreuse, ce qui suggère une mortalité de dauphins se chiffrant sans doute à plusieurs milliers, dans le golfe de Gascogne et en Manche Ouest.

Des centaines de fileyeurs investissent quotidiennement le golfe de Gascogne pour pêcher toutes sortes de poissons … et chaque année ils capturent des milliers de dauphins et marsouins

Une question laissée en suspens : pourquoi les dauphins sont-ils capturés ?

Le cas des captures dans les filets calés soulève encore plus de questions que celui des chaluts. Au Portugal, l’ampleur de cette mortalité de dauphins est similaire à celle causée par les sennes tournantes; dans le golfe de Gascogne, on ne connait pas exactement la gravité du problème faute d’observations suffisantes. La question principale est : les dauphins communs se prennent-ils dans ces filets fixes par inadvertance (ceux-ci sont peu ‘visibles’ avec leur biosonar) ou bien suite à une action volontaire de prédation dans les filets ? La réponse conditionne largement le solutionnement du problème: dans le premier cas, il faudrait rendre les filets calés plus détectables par les dauphins, dans le second cas, c’est l’engin de pêche lui-même qui attire les dauphins.

Lorsque des cétacés ne ‘voient’ pas un filet calé, une solution technique permet de diminuer les captures : on dispose des balises acoustiques tous les 100 à 200 mètres tout au long du filet (qui fait en général un à plusieurs kilomètres). La mise en place de ‘pingers’ de signalement permet souvent de limiter les captures, c’est du moins ce qui a été démontré pour les marsouins en mer du Nord … et c’est une des préconisations de l’union européenne. Ce type de balise a été expérimenté au Portugal, pour les dauphins communs.

Une balise acoustique de signalement, ou ‘pinger’

Par contre, lorsque des dauphins sont attirés par un engin de pêche parce qu’ils savent que des proies y sont présentes, l’engin acoustique qui pourrait les dissuader d’approcher doit être cent fois plus puissant pour garantir une relative efficacité. Ces balises puissantes sont maintenant obligatoires pour les chalutiers français. Du coup, la balise acoustique est tellement bruyante qu’elle pollue tout l’environnement et peut devenir nuisible pour les cétacés : lorsqu’elles sont actives à grande échelle sur des centaines de filets … elles entraînent la désertion d’un habitat vital pour les cétacés. Souffrir de la faim ou prendre le risque d’une capture, quel choix cornélien pour des créatures protégées !

La confusion entre les deux principales catégories de balises acoustiques (pingers) est constante dans les medias, et fréquente dans les ‘milieux autorisés’. Dans notre prochain article, nous détaillerons un peu ces ‘pingers’ et les conditions de leur emploi …

Alexandre et cetaces.org

(*) CIEM : Conseil International pour l’Exploration de la Mer