Des éléments solides sur la population du golfe de Gascogne

Il est indispensable de s’extraire de la litanie macabre de la mortalité des dauphins pour y voir plus clair dans le problème gravissime des captures dans les pêcheries du golfe de Gascogne. De même qu’il ne faut surtout pas être manipulé par les effets d’annonce, qu’ils émanent des ‘politiques’, des professionnels, ou d’autres acteurs ou spectateurs.

C’est le rôle du scientifique d’éclairer un problème environnemental par des faits objectifs, c’est le rôle du chercheur de documenter de nouvelles pistes. Dans une série de 5 ou 6 articles, le GREC propose de faire le point sur différents aspects directement liés au grave problème de la capture des dauphins Delphinus delphis par des pêcheurs qui exploitent le golfe de Gascogne.

Dauphins communs à l’étrave de notre voilier

Premier éclairage : l’aspect écosystémique …

Une pression croissante de l’homme sur les proies du Dauphin commun

Pour bien comprendre la situation, il faut rappeler que le Dauphin commun est un prédateur opportuniste (il peut se nourrir de dizaines de proies différentes), mais qu’il a une nette tendance à favoriser les poissons : c’est un ichtyophage préférentiel. On peut affirmer cela en étudiant les travaux scientifiques qui détaillent les régimes alimentaires, nous en avons trouvé une douzaine qui couvrent le monde entier, mais surtout l’Atlantique Est.

En zone de plateau, les dauphins affichent souvent une nette préférence pour les petits poissons pélagiques les plus énergétiques (sardine, anchois, sprat ou chinchard), alors que dans le domaine océanique, les Delphinus ont une prédilection pour certains poissons méso-pélagiques de la famille des myctophidés. Mais les Dauphins communs sont capables de se rabattre sur d’autres cibles (poissons, céphalopodes) lorsque leurs proies préférées manquent à l’appel, même lorsque celles-ci sont moins intéressantes du point de vue contenu calorique.

Aux Açores, le chicharo est une proie préférée du Delphinus : il y a des années d’abondance ou de rareté, et le comportement des dauphins s’en ressent

L’exemple le plus marquant à ce propos est issu d’Afrique du Sud : Ambrose et al. (2013) ont montré que les Dauphins communs à bec long (D. capensis) avaient changé leur régime alimentaire entre les périodes 1972-92 et 2000-09. Depuis deux décennies, le sardine run (une concentration saisonnière de la sardine locale) s’est beaucoup affaibli : résultat, les dauphins se sont en partie rabattus sur un autre poisson très énergétique, le maquereau japonais. Dans cette zone, une autre proie équivalente s’offrait à eux, et grâce à leur faculté opportuniste ils se sont adaptés au nouvel état de l’écosystème. Selon les régions, il n’y a pas toujours une ‘offre’ suffisante de poissons très énergétiques pour compenser la rareté d’une des proies favorites du Delphinus.

En différents tons de bleu, les bateaux de pêche de plus de 12 mètres présents en mer le 13 janvier au matin (les moins de 12 m ne sont pas visibles par AIS)

Le golfe de Gascogne est une des régions les plus productives de l’Atlantique nord-est, en particulier du milieu de l’hiver au printemps. Les nombreux Dauphins communs se trouvent sur le plateau continental pour satisfaire leurs besoins alimentaires vitaux à cette époque cruciale de l’année (dans les eaux froides, les dauphins font face à des dépenses énergétiques accrues). Des centaines de bateaux de pêche de toutes sortes, français ou espagnols pour la plupart, exploitent la même région à la même saison et capturent des dizaines de milliers de tonnes de poissons (et des milliers de dauphins). Parmi les espèces exploitées, la plupart font également partie du régime alimentaire des dauphins, en particulier les ‘petits pélagiques’ si prisés par les Delphinus. Or les statistiques officielles du CIEM (Conseil International pour l’Exploration de la Mer) indiquent sans ambiguïté une forte augmentation des captures de quatre des proies favorites du Dauphin commun (la sardine, l’anchois, le poutassou et le merlu) dans la région Gascogne, depuis 2010.

Historique des captures de cinq espèces de poissons (traitement de données CIEM)

La mortalité des dauphins, essentiellement hivernale, a décollé depuis 2010 : une croissance importante des échouages est constatée, avec des ‘trous’ certaines années, comme en 2015 et dans une moindre mesure en 2018. Plusieurs facteurs peuvent expliquer les variations des échouages, dont certains ont été élucidés par les chercheurs du laboratoire Pelagis de La Rochelle. Nous avons exploré la piste de l’abondance des poissons pélagiques, qui est suivie depuis longtemps par les prospections scientifiques printanières PelGas organisées par IFREMER.

Historique des échouages de Dauphin commun établi par Pelagis La Rochelle (Peltier et al. 2020)

Les ‘petits pélagiques’ planctonophages, comme les sardines et les anchois, ont des biomasses très variables selon les années, reflétant les fluctuations interannuelles des conditions hydrobiologiques. En lisant l’article de Doray et al. (2018), on ne peut manquer de noter que l’anchois, une des proies favorites de Delphinus, se signalait par une abondance très forte en 2015, année où la mortalité de Dauphin commun a été relativement faible.

Historique des biomasses d’anchois issues des campagnes PelGas d’IFREMER (Graphe extrait de l’article de Doray et al. 2018)

De fait, il est reconnu que les pêcheries et les Dauphins communs exploitent des ressources halieutiques en partie communes et naturellement variables, de sorte qu’un excès de prélèvement par un des ‘prédateurs’ a nécessairement un effet direct sur l’autre prédateur. En cas de disponibilité insuffisante d’une de ses proies favorites, le Dauphin commun a la faculté de se reporter sur d’autres poissons, dans la mesure où ceux-ci ne sont pas également surexploités par l’homme. La mortalité anthropique ‘industrielle’ de Delphinus constatée depuis sept années dans le golfe de Gascogne pourrait donc être en partie provoquée indirectement par une concurrence accrue pour les ressources.

Depuis pas mal de temps, on entend parler d’une gestion moderne, ‘durable’, de la pêche en Europe. Des travaux de recherche démontrent qu’une régulation des captures de poissons sur des bases écosystémiques est possible … des modèles convaincants ont été développés. N’est-il pas plus que temps de les mettre en œuvre, pour sauvegarder les dauphins … et les ressources halieutiques ?

Second aspect : Des dauphins par milliers … mais combien ?

Dénombrer un petit groupe de dauphins près des côtes semble facile … mais sur une superficie grande comme la France ?

Pourtant, depuis 2007 plusieurs prospections à grande échelle ont eu lieu, le dernier programme en date étant SCANS-3, une grande opération menée avec des financements européens.

La prospection européenne CODA de 2007 fut la première à apporter des éléments tangibles sur la distribution du Dauphin commun au grand large

Au moins trois difficultés se présentent pour chiffrer la population de cétacés en pleine mer, dont deux n’ont pas été résolues à ce jour dans le cas qui nous occupe :

d’abord, quelle est l’étendue marine sur laquelle on conduit l’opération de ‘recensement’ :
Cette surface de référence doit contenir la population sur laquelle s’exerce la mortalité accidentelle. On sait que Delphinus delphis est présent dans toute l’étendue tempérée de l’Atlantique nord, mais on ignore quelle est la distribution de la population qui fréquente le golfe. On ne connait pas l’unité de population qui est décimée en hiver sur le plateau du golfe de Gascogne. Pour pallier temporairement cette difficulté, on pourrait par exemple utiliser les limites géographiques internationales du golfe de Gascogne, mais cette solution serait arbitraire, de même que celle consistant à utiliser les zones économiques exclusives des États pour délimiter les unités de population.

Le golfe de Gascogne des hydrographes (défini comme se trouvant à l’Est de la ligne représentée sur cette carte) est beaucoup moins étendu que l’aire de distribution des dauphins qui fréquentent cette même région

– la seconde difficulté, d’ordre pratique, est liée à la première :
Elle résulte des grands déplacements saisonniers effectués par les Dauphins communs dans la ‘grande’ zone golfe de Gascogne. L’abondance de la population présente dans la zone de mortalité doit être évaluée en hiver, lorsque les captures dans les pêcheries sont au maximum, mais les conditions de prospection sont alors très mauvaises. Cette difficulté se résout en optant pour des prospections visuelles aériennes : nécessitant peu de personnel, cette méthode a l’avantage d’être rapide, au contraire d’une prospection par bateau. Elle permet d’obtenir un résultat en mettant à profit les quelques semaines de beau temps hivernal. Les prospections SAMM de 2011-2012, effectuée par Pelagis-La Rochelle ont offert ainsi une image nette du changement saisonnier de distribution.

Le
Les prospections SAMM de 2011-2012 donnent une image claire de la variation saisonnière de la présence des Dauphins communs sur le plateau (hiver en bleu, été en orange)

D’après Laran et al. (2017), l’abondance de ‘petits delphinidés’ sur le plateau du golfe de Gascogne s’élèverait à environ 179 500 individus en hiver contre 66 800 seulement en été, avec une incertitude (coefficient de variation) de 32% dans les deux cas. La très grande majorité de ces petits delphinidés du plateau sont probablement des Dauphins communs.

– la troisième difficulté est d’ordre méthodologique et concerne les données issues des prospections aériennes, méthodologie qui a été choisie pour établir périodiquement les bilans d’abondance dans les ZEE françaises. Par principe, les méthodes de transect linéaire (bateau ou avion) ne donnent pas des résultats exacts, « certains » (ce qui est impossible dans ce domaine), mais des estimations statistiques : on considère qu’une abondance estimée avec une marge d’incertitude de +/- 30% est un résultat d’excellente précision.
Par contre, une estimation d’abondance fiable doit être ‘juste’, c’est-à-dire n’être affectée par aucun biais. Or la technique de prospection aérienne est très sensible au biais de ‘disponibilité’ : en effet, la proportion de cétacés qui est en plongée n’est pas détectée par les observateurs, donc le nombre de dauphins ‘manqués’ doit être obtenu par une méthode de correction particulière.

Les dauphins ne passent pas tout leur temps à sauter : pendant certaines activités de chasse, ils peuvent sonder plusieurs minutes.

D’autre part, une proportion importante des ‘petits dauphins’ n’est pas identifiée au niveau de l’espèce (l’hésitation se fait en pratique entre Dauphin commun et Dauphin bleu et blanc). Ces observations non identifiées demeurent des ‘poids morts’ dans les estimations ; elles impliquent que les estimations d’abondance de « Dauphin commun sûr » sous-évaluent le nombre réel d’individus de cette espèce.

Les conditions de prospection ne permettent pas forcément une identification certaine de l’espèce de dauphin … il arrive aussi qu’un groupe inclue deux espèces !

Par exemple, à l’issue de la prospection SCANS-3 de l’été 2016, il a été estimé sur la zone de plateau du golfe de Gascogne une abondance de 92 900 Dauphins communs et 61 700 petits dauphins non identifiés (Hammond et al. 2017).

Distribution estivale du Dauphin commun issue du programme SCANS-3 (Hammond et al. 2017) ; on pourra noter certaines différences avec la carte SAMM

Deux constats résultent de ce tour d’horizon : d’une part, on ne dispose pas à ce jour d’estimation fiable de l’abondance de Dauphin commun dans le golfe de Gascogne, ni en été ni en hiver. Un des objectifs prioritaires des recherches sur cette espèce devrait être de déterminer l’extension spatiale de la population qui est impactée par la mortalité, de manière à en assurer le suivi dans le temps, face aux mortalités par pêche, mais aussi aux autres menaces anthropiques, comme l’emprise croissante des éoliennes offshore sur leur domaine vital.

Les Dauphins communs en prédation de surface, aux Açores

D’autre part, en raison de la précision inhérente aux méthodes de ‘recensement’, il sera très difficile d’obtenir un chiffrage de l’abondance qui puisse alerter sur une baisse annuelle de la population de quelques % (consécutive à la mortalité causée par les pêcheries). La question de la fréquence des opérations de ‘recensement’ se pose également : il est évident qu’un intervalle de temps de 10 ans est incompatible avec un suivi efficace. Une périodicité bisannuelle ou triannuelle doit être envisagée.

Une des délicatesses consiste à évaluer l’effectif de chaque groupe rencontré, que ce soit en bateau ou en avion. Par beau temps, l’avion permet un comptage assez précis, aidé par la photo.

Enfin, quel que soit le cas, le point crucial de la comparabilité des abondances à des périodes successives demeure un sujet extrêmement difficile, qui ne peut être résolu que si les zones prospectées sont (1) toujours les mêmes, (2) suffisamment vastes, et (3) si les estimations sont réalisées de manière indiscutable afin de corriger les biais propres à chaque technique de prospection.

Alexandre et cetaces.org

Références :

  • Hammond P.S. et al., 2009. Cetacean Offshore Distribution and Abundance in the European Atlantic (CODA). Draft project report : 43 pp.
  • Hammond P.S., C. Lacey, A. Gilles, S. Viquerat, P. Börjesson, H. Herr, K. Macleod, V. Ridoux, M.B. Santos, M. Scheidat, J. Teilmann, J. Vingada & N. Øien, 2017. Estimates of cetacean abundance in European Atlantic waters in summer 2016 from the SCANS-III aerial and shipboard surveys. Draft report : 39 pp.
  • Laran S., Authier M., Blanck A., Dorémus G., Falchetto H., Monestiez P., Pettex E., Stephan E., Van Canneyt O. & Ridoux V. 2017. Seasonal distribution and abundance of cetaceans within French waters – Part II: The Bay of Biscay and the English Channel. Deep-Sea Research Part II, 141: 31-40.
  • Ambrose S. T., P. W. Froneman, M. J. Smale, G. Cliff & S. Plön, 2013. Winter diet shift of long-beaked common dolphins (Delphinus capensis) feeding in the sardine run off KwaZulu-Natal, South Africa. Marine Biology 160: 1543-1561.
  • Doray M., P. Petitgas, J. B. Romagnan, M. Huret, E. Duhamel, C. Dupuy, J. Spitz, M. Authier, F. Sanchez, L. Berger, G. Dorémus, P. Bourriau, P. Grellier, J. Massé, 2018. The PELGAS survey: Ship-based integrated monitoring of the Bay of Biscay pelagic ecosystem. Progress in Oceanography 166, 15- 29.
  • Peltier H., O. Van Canneyt, W. Dabin, C. Dars, F. Demaret, G. Doremus, E. Meheust, P. Mendez-Fernandez, J. Spitz & V. Ridoux, 2020. Echouages de petits cétacés le long des côtes françaises: retour sur l’hiver 2020. Présentation au groupe de travail ‘captures accidentelles’, La Défense, 08 Juillet 2020.