La bonne conscience de Noé

Tout le monde le sait d’après la Genèse, même les plus païens d’entre nous, Noé a bâti une arche avant le Déluge et y a fait monter sa propre famille (à l’exception de toute autre), sur ordre divin. Noé a déjà eu la chance insigne de pouvoir dialoguer avec le grand horloger de la nature – ce que les petits naturalistes de terrain aujourd’hui ne peuvent plus faire, faute de trouver au pouvoir un interlocuteur bien disposé.

Noé fait de la conservation

Fâcheux temps, déjà, pour la flore et la faune : suite aux méfaits des hommes, Dieu avait décidé de punir ces créatures violentes et malfaisantes, et s’en débarrasser en provoquant un gigantesque changement climatique – noyant par la même occasion la faune, qui n’en pouvait mais. Déjà, la faute des hommes retombait sur la nature entière …

«De tout ce qui vit, de tout ce qui est chair, tu feras entrer dans l’arche deux de chaque espèce pour les garder en vie avec toi ; qu’il y ait un mâle et une femelle.» (Genèse 6). Noé aurait donc été le premier conservateur de la faune, si l’on en croit le texte biblique ! Il ne s’agissait rien de moins que d’assurer à titre conservatoire le souvenir de la biodiversité précédemment créée. À quoi en effet servirait d’avoir tout créé, et trouvé que cela était bel et bon, pour tout détruire ensuite ?

Un dauphin bleu et blanc
Un dauphin bleu et blanc

Est-ce par respect intégral de la nature, de la création ? Peut-être pas, car s’est glissée tout de suite une distinction arbitraire entre les «bons animaux» – les bêtes utiles, celles que l’on mange, celles que l’on peut offrir la tête haute – et les autres : les «impures», les non-ruminantes, les bêtes aux pattes non réglementaires. Du point de vue du Créateur, il s’agit déjà d’une surprenante volte-face, puisqu’il renie ainsi d’emblée la moitié de son œuvre faunistique. Et là, déjà, une discrimination : «De tous les animaux purs, tu prendras sept de chaque espèce, des mâles et des femelles ; des animaux qui ne sont pas purs, tu prendras une paire, un mâle et sa femelle (et aussi des oiseaux du ciel, sept de chaque espèce, mâles et femelles), pour perpétuer la race sur toute la terre.» (Gn 7). Les «bestiaux» d’un côté, les «bêtes sauvages» de l’autre (Gn 8).

Un globicéphale
Un globicéphale

L’Éternel suggère malgré tout d’emporter de quoi nourrir tout ce petit monde de l’Arche – sinon Noé n’aurait eu bientôt à transporter que des animaux «naturalisés», empaillés, décharnés ou épinglés, bons pour les tiroirs et les vitrines des futurs Muséums. Se serait-il encore agi de «conservation» ? Mais la création aurait peut-être eu le sort que l’on réserve aujourd’hui à une faune que l’on ne protège que du bout des lèvres, pour se donner bonne conscience. Ici intervient la notion de spécimen : après tout, le souvenir ne suffirait-il pas ? Les dessins, les expositions, les reconstitutions rapportent encore des curieux.

Un cachalot
Un cachalot

Noé a sans doute eu l’ordre de garder trace de l’existant – mais à la portion congrue, de façon à limiter son expansion naturelle, en ayant bonne conscience. Car Noé est respectueux de sa hiérarchie et accepte le principe de la conservation minimaliste, celle du parc zoologique, en quelque sorte.

Noé fait le ménage dans son arche

Noé devait donc conserver la faune, mais distinguer entre l’utile (les bestiaux) et le probablement inutile (la faune sauvage), dont, en conséquence, il abandonne six couples sur sept. Un quota, pour employer un vocabulaire moderne. Prenons un exemple au hasard, pour bien comprendre : imaginons que s’il y avait 270 bouquetins dans un massif montagneux, on en abattrait 231 à coup de fusil depuis un hélicoptère. «Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendu», écrivait Voltaire. Ce quota ne paraît pas très raisonnable, même du point de vue de la conservation. À la décharge de Noé, il faut dire qu’il n’avait pas le moyen de savoir si par hasard, certaines bêtes étaient malades, et faire, le cas échéant, un choix éclairé et judicieux pour assurer le bon état sanitaire de l’Arche. N’envisageons même pas le cas où ces animaux auraient été décrétés «purs» par le Créateur, et où Noé aurait commis une grosse boulette en détruisant ce qui était sain ou protégé. Noé avait six cents ans quand arriva le Déluge, une malencontreuse bévue est éventuellement compréhensible à cet âge. Et puis il obéissait aux ordres, ce n’était donc pas de sa faute. Un fonctionnaire zélé et responsable, en somme ; un genre de préfet de la Création.

La conservation des dauphins
La conservation des dauphins

D’ailleurs il avait pour lui sa feuille de route : «Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comme de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains.» (Gn 9) Un tel contrat laisse aussi rêveur que soucieux ; il semble justifier que l’homme s’arroge le droit de vie et de mort sur tout ce qui bouge, en vertu d’un ordre impérial digne d’un potentat absolu, qui n’a de comptes à rendre à personne quant à la gestion de sa «propriété».

La conservation des globicéphales
La conservation des globicéphales

Mais après tout, il n’y avait plus tant de place que cela dans l’Arche, il fallait de l’espace à Noé, pour lui et sa famille. C’était de l’écologie bien comprise. Il limitait l’expansion des autres, il ne gardait en bonne quantité que ce qui lui servait directement : les ruminants.
Ainsi procède-t-on encore aujourd’hui : les «utiles» d’un côté, les autres de l’autre, s’il reste de la place et s’ils ne mangent pas trop – ou pas dans notre assiette. D’ailleurs d’où nous vient le classement entre «nuisibles» et «non-nuisibles», sinon d’une vision radicalement anthropocentrique ? Un loup, par exemple, a-t-il moins de droit à l’existence qu’un mouton, au regard de la seule nature ? Un dauphin qui se sert dans des filets mérite-t-il un coup de fusil ? Des ziphius méritent-ils d’être sacrifiés lors d’exercices de sonars ? Des rorquals doivent-ils être percutés par des navires trop véloces ? Des cachalots doivent-ils mourir dans des filets dérivants ?

La conservation des cachalots
La conservation des cachalots

Voici par exemple la déclaration de principe d’un site gouvernemental français (après correction des fautes d’orthographe) : «L’inscription des espèces d’animaux susceptibles d’être inscrits sur la liste des animaux classés nuisibles se justifie par l’un au moins des motifs suivants : 1. Dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ; 2. Pour assurer la protection de la flore et de la faune ; 3. Pour prévenir des dommages importants aux activités agricoles, forestières et aquacoles ; 4. Pour prévenir les dommages importants à d’autres formes de propriété, sauf pour les espèces d’oiseaux.» Tout cela n’est bien évidemment conçu qu’en fonction de l’homme, sauf le deuxième cas, très flou – on suppose que d’une manière ou d’une autre, la protection de cette faune et cette flore «menacées» est au service de l’exploitation humaine.

L’arche sans Noé ?

Que serait alors qu’«assurer la protection de la flore et de la faune» ? En supposant que pour une fois on ne parlerait pas d’environnement (de l’homme), de développement durable (de l’homme), d’écologie (l’expansion maximale supportable du territoire et de l’emprise de l’homme), mais bien de protection de la nature en tant que telle, existant en dehors de l’homme ; il en reste encore un tout petit peu, menacé de toutes sortes de déluges.

Que serait la protection de la nature ? Des mesures ne visant pas à en conserver une infime partie par un petit reste de mauvaise conscience ; des mesures ne cherchant pas à se faire valoir, ou à constituer une simple vitrine à destination des enfants – tout récemment traumatisés par les histoires de Grand Méchant Loup, paraît-il ; bref à mieux l’exploiter ensuite, de toutes les façons possibles…
La protection relève encore de l’humain, puisqu’elle suppose une action volontariste pour diminuer les pertes. Mais la véritable protection, désintéressée, naturaliste, viserait à maintenir ou à accroître les populations, à en améliorer l’état, en respecter la quiétude… Pour cela, on a créé des «parcs nationaux».

La protection des dauphins
La protection des dauphins

Mais que se passe-t-il quand ce but premier n’est plus respecté, dans ces zones-refuges, terrestres ou marines ? Quand le seul nombre que l’on essaie de multiplier est celui des «bestiaux»? Quand il faut d’abord ménager les intérêts humains ou financiers ? On pourrait peut-être prendre l’avis des naturalistes, des scientifiques, avant de transformer l’éco-logie (étymologiquement étude des habitats et de ses occupants) en éco-nomie (ou gestion des ressources pour le seul profit humain).

Que serait la «reconquête de la biodiversité» dont certains se flattent ? La «nature» est devenue un terme péjoratif, utopiste, soixante-huitard, ridiculisé. On ne parle plus de «création» bien sûr, le mot est réservé au monde religieux. Le terme «nature» a été remplacé par le mot «biodiversité», en ‘novlangue’ ; cela fait plus chic, plus scientifique, plus sérieux, plus contemporain : on est savant, gestionnaire, responsable ; on n’est plus cet admirateur béat, le niais en espadrilles qui n’a rien compris à la vie moderne. Paradoxalement, c’est bien dans cette gestion prétentieuse que la pensée archaïque refait surface.

La protection des globicéphales
La protection des globicéphales

D’ailleurs, la loi sur la biodiversité affirme respecter les espèces protégées : «sauvegardons les éléphants !». Certes, on peut donner de bons conseils aux autres. Mais nous, en France, nous n’en avons pas. Nous avons des lynx, des loups, des ours, des bouquetins, des pinsons, des ortolans, des tortues marines, des baleines… Leur protection est assurée par l’État, sur le papier ; sur le terrain, les zoologues, ornithologues, cétologues et autres amateurs de la faune sauvage se retrouvent, de fait, le plus souvent tout seuls.

La protection des cachalots
La protection des cachalots

Et pour finir, on a encore moins confiance en Noé, lorsque l’on sait la suite de l’histoire. Cet homme n’est pas un modèle de bonne conduite, de raison et de justice: après le Déluge, le texte raconte qu’il s’enivre, enlève ses vêtements, et ensuite maudit son fils qui a eu le malheur de le surprendre dans cet état d’égarement. Mal agir et en rejeter la faute sur les autres, n’est-ce pas le modèle de ce qu’il ne faut pas faire quand on vous a donné la responsabilité de la nature ?

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