Cadavres de baleines : véritables oasis de vie !

La mer regorge de vie jusqu’aux plus grandes profondeurs ! Depuis quelques décennies maintenant il est bien connu que des êtres vivants ont élu domicile dans les abysses. Aux alentours de sources hydrothermales ou de sources froides, des animaux cohabitent malgré des conditions environnementales hors du commun … Noir complet, eau glaciale, pression très forte, température du fluide hydrothermal pouvant avoisiner les 350 °C voire plus, concentrations élevées en sulfure ou méthane, etc … Les conditions de vie sont rudes ! Et la nourriture s’y fait rare !

La vie dans les abysses est étroitement liée à celle de surface. Beaucoup d’apports organiques venant de la surface des océans atteignent les plus grandes profondeurs. Pluie de particules, déjections des êtres vivants ou encore cadavres de requins, de  tortues ou de cétacés, enrichissent ce désert abyssal. Les cadavres de grands cétacés comme les baleines ou les cachalots deviennent alors de véritables oasis de vie.

La première observation de restes de baleine dans les grandes profondeurs date de 1987, dans le Bassin Santa Catalina en Californie (USA), à 1240 m de profondeur (Fujiwara et al., 2007). Plus récemment, en 2013, un cadavre de petit rorqual de l’Antarctique (Balaenoptera bonaerensis) a été observé pour la première fois, en Antarctique (Amon et al., 2013). Contrairement aux petites particules qui se dégradent le temps de la descente vers les abysses, les cadavres de cétacés, même s’ils sont partiellement consommés par des carnivores pélagiques, atteignent les grands fonds avant d’être totalement dégradés. Une baleine de 40 tonnes qui atteint les abysses correspond à un enrichissement de 100 à 200 ans de flux particulaire sur un hectare (Desbruyères, 2010) !

Requin à aileron blanc
Parmi les éboueurs, des requins

L’écosystème formé par le cadavre de baleine ou d’autres grands vertébrés évolue au fil des années. Dans un premier temps, de nombreux nécrophages tels que requins, myxines ou encore crustacés, se font un festin et se nourrissent des tissus mous à raison de 40 à 60 kg par jour (Smith & Baco, 2003). Cette première phase peut durer de plusieurs mois à quelques années. Une fois la carcasse nettoyée par ces éboueurs des profondeurs, une deuxième phase d’exploitation du cadavre se met en place, autour des sédiments enrichis organiquement et des os apparents.

Amon et al., 2013
(à droite) Vertèbre de petit rorqual de l’Antarctique présentant des tapis de bactéries et des polychètes Osedax sp. ; (à gauche) Schématisation des tapis bactériens et des individus Osedax sp. (Amon et al., 2013).

La carcasse est alors colonisée quelques années par une faune dense de polychètes (vers marins) et de crustacés, eux aussi charognards, mais à plus petite échelle que les requins ou myxines. S’ensuit alors, pendant plusieurs décennies, une phase bien particulière autour du squelette : le stade sulfophylique. Les lipides contenus dans les os sont décomposés par des bactéries produisant du sulfure d’hydrogène. D’autres bactéries, sulpho-oxydantes, vivant à la surface des os (Figure 1), ou en endosymbiose, par exemple dans les tissus de vésicomyidés (bivalves), utilisent ce sulfure pour se développer et permettent à des milliers de mollusques, de vers ou de crustacés de coloniser le milieu (Figure 2). Enfin, une étape récif peut également être observée après épuisement de la matière organique : les restes minéraux du squelette seraient colonisés par des filtreurs comme des anémones.

Amon et al., 2013
Faune observée sur le squelette d’un petit rorqual de l’Antarctique. (a) Lepetodrilus sp., (b) Osteopeltidae sp., (c) Pyropelta sp., (d) Jaera sp., (e) Lysianassidaesp., (f) Osedax sp., (g) Ophryotrocha sp. P, (h) Ophryotrocha sp. X). L’échelle précisée sur les photos a à h est de 2 mm.(Amon et al., 2013).

Une fois colonisés, ces cadavres de baleines présentent une forte diversité spécifique, plus importante que celles observées autour des sources hydrothermales ou des sources froides (Smith & Baco, 2003). Chaque année de nombreux cétacés meurent. Bon nombre d’entre eux s’échouent sur le littoral. Mais on estime que 90% des cadavres de baleines atteignent les fonds marins (Nouvian, 2008). Leur cadavre devient alors une source de nourriture pour la faune abyssale pendant plusieurs décennies.

Bibliographie
Amon et al., 2013.The discovery of a natural whale fall in the Antarctic deep sea. Deep sea Research II 92 : 87-96.
Desbruyères, 2010. Les trésors des abysses. Editions Quae.
Fujiwara et al., 2007.Three-year investigations into sperm whale-fall ecosystems in Japan. Marine Ecology 28 : 219-232.
Nouvian, 2008. Abysses. Editions Fayard.
Smith & Baco, 2003. Ecology of whale falls at the deep-sea floor. Oceanography and marine biology : an annual review 2003. 41 : 311-354.

Copyright: Sandra Fuchs et cetaces.org