Les plongées du dauphin Sténo … enfin révélées !

Dauphin à bec étroit : notre ignorance diminue

Une étude toute récente de Shaff & Baird (« Diel and lunar variation in diving behavior of rough-toothed dolphins (Steno bredanensis) off Kaua’i, Hawai’i ») vient lever le voile sur les habitudes d’une espèce de dauphin assez commune dans les eaux chaudes et pourtant relativement méconnue, le Dauphin à bec étroit. Nous avons reçu cette publication avec plaisir parce que nous avons assez bien observé le Sténo dans plusieurs régions du monde (Gannier & West, 2005), qu’il nous a souvent captivés … tout en demeurant mystérieux. L’étude de Shaff & Baird détaille le cycle de plongée du Dauphin à bec étroit dans les eaux de Hawaii.

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Le Dauphin à bec étroit est à bien des égards une espèce étonnante : la morphologie de sa tête, sa dentition (son nom anglais est ‘dauphin à dents rugueuses’) le distinguent déjà des autres delphinidés. Sa tête est dépourvue de melon proprement dit, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de sillon pour délimiter cette partie non osseuse du crâne qui sert à l’émission des sifflements et des clics. Cette particularité rend le Sténo facilement identifiable.

Quoi, ma tête, qu’est-ce qu’elle a ma tête ?

Ceux qui ont pu autopsier un Sténo, ou l’observer de très près en captivité, ont remarqué immédiatement la seconde particularité de ce dauphin : au lieu d’être pointues et lisses, ses dents sont rugueuses et coupantes. D’ailleurs, le Sténo est un ichtyophage préférentiel durant la journée: nous l’avons observé découper un poisson assez gros, au large de Tahiti. Un caractère supplémentaire frappe l’observateur qui détaille la tête du Dauphin à bec étroit : la dimension assez importante de ses yeux, qui suggère que l’animal conserve une assez bonne vue dans les eaux profondes, là où elles sont claires, en milieu tropical oligotrophe.

Je vis en groupe de taille souvent modérée, dans les eaux chaudes

Plutôt petit par la taille (environ 2,50 m à l’âge adulte), le Sténo fréquente les eaux tropicales et sub-tropicales (y compris la Méditerranée orientale, les Canaries et (un peu) les Açores). On le rencontre en général en petits groupes, d’une dizaine d’individus par exemple, comprenant souvent un ou deux juvéniles. D’après ce qui est connu, la biologie de sa reproduction est assez classique pour un petit delphinidé, avec des maturités sexuelles survenant entre 6 et 10 ans. Mais beaucoup d’inconnu subsiste sur cet aspect de la biologie comme sur les autres.

Les eaux cristallines de Tahiti permettent aux Sténos de nous observer autant qu’on les observe !

Pour ce qui est des habitudes alimentaires, le Sténo a souvent été observé chassant des poissons en surface, petits ou gros, mais on ne savait pas ce qu’il faisait la nuit … tout en soupçonnant qu’il plongeait profond. Eh bien, le taggage de 9 individus a permis à Shaff et Baird de préciser cela : les dauphins plongent jusqu’à 200 à 400 mètres. Les durées de ces apnées ont dépassé 3 minutes, pour atteindre 15 minutes. Profondeur et durées sont maximales au crépuscule. Durant la journée, les plongées des dauphins ne dépassent pas 30 mètres.

Lors d’une tentative ancienne de tagger des Sténos en Polynésie française (thèse de Kristi West, 2002), les dauphins n’acceptaient pas la présence de balises, trop grosses à l’époque (année 2000)

Cet article indique donc un rythme de plongée bimodal avec des caractéristiques diurnes et nocturnes bien tranchées, les proies chassées le jour étant bien différentes de celles capturées la nuit (céphalopodes majoritaires ?). Shaff & Baird interprètent les profondeurs maximales observées au crépuscule comme des plongées ‘de reconnaissance’ destinées à renseigner le dauphin sur la migration verticale de la zone de concentration de proies.

Allure typique d’un petit groupe de Sténos en déplacement ‘en escadrille’

Tout en n’appartenant pas à la catégorie des plongeurs profonds, le dauphin Sténo fréquente usuellement les couches très obscures de l’océan où, peut-être, ses grands yeux lui permettent de distinguer des proies en restant discret avec son biosonar. Bizarrement, les caractéristiques de son écholocalisation demeurent méconnues, bien que des auteurs aient relaté l’utilisation du biosonar en sub-surface (Götz et al. 2006). En effet, le déplacement du groupe en ligne de front serrée est une autre caractéristique du Sténo, que l’on peut observer sous toutes les longitudes. Ce voyage en pack fait soupçonner que les dauphins émettent leurs clics de manière parcimonieuse, une méthode ‘un pour tous’.

Une espèce présente au grand large, mais jamais dominante (ici carte NOAA -National Oceanic and Atmospheric Administration- d’une prospection de 2006)

Quelques études publiées récemment indiquent que le Sténo forme des groupes résidents autour des îles océaniques. Mais d’autres populations vivent en plein large et ne sont sûrement pas fidèles à un site donné, au milieu de l’infini: comme d’autres espèces de dauphins, elles parcourent l’océan à la recherche de masses d’eau riches en proies. Wells et al. (2008) ont montré la très grande amplitude des déplacements du Sténo, grâce à des balises Argos disposées sur plusieurs dauphins qui avaient été réhabilités suite à un échouage en groupe, en Atlantique Ouest.

D’autres aspects encore confèrent à l’espèce une position à part parmi les petits delphinidés : le Sténo est qualifié de ‘dauphin très intelligent’ capable d’inventer spontanément de nouveaux comportements ou des jeux. Ainsi, le Dauphin à bec étroit est parfois observé en compagnie de Mégaptères, dans des séquences étonnantes d’interaction : ce genre de ‘spectacle’ laisse pantois.

Un groupe de Sténo, mâles visiblement, observé dans la région des Marquises

De la même façon, un groupe de Sténo en pleine mer n’est pas du tout intimidé par un voilier, cherchant parfois à prolonger une observation en suivant le bateau. Face à un humain dans l’eau, un Sténo peut se montrer joueur, allant même jusqu’à lui donner la réplique. Les petits delphinidés océaniques sont la plupart du temps beaucoup plus farouches en présence d’un nageur.

Bien présent en outremer, le Sténo demeure très peu étudié par les cétologues français … quel dommage !

Le Dauphin à bec étroit est très présent dans les eaux ultramarines sous souveraineté française … il serait simplement normal que des recherches importantes soient consacrées à la découverte des nombreux mystères qui subsistent sur cette espèce étonnante, et menacée comme bien d’autres par l’emprise grandissante de l’être humain sur les espaces marins. Mais dans le monde réel, la notion de normalité n’aboutit pas à des politiques en faveur de la connaissance et de la protection de la faune marine : pas rentable.

Copyright : Alexandre et cetaces.org

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Références :

  • Gannier A. & West K.L, 2005. Distribution of the rough-toothed dolphin (Steno bredanensis) around the Windwards Islands (French Polynesia). Pacific Science 59(1): 17-24.
  • Götz T., Verfuss U.K., Schnitzler H-U, 2006. ‘Eavesdropping’ in wild rough-toothed dolphins (Steno bredanensis) ? Biol. Lett.  2, 5–7.
  • Shaff J.F. & Baird R.W., 2021. Diel and lunar variation in diving behavior of rough-toothed dolphins (Steno bredanensis) off Kaua’i, Hawai’i. MMS 2021 : 16pp.
  • Wells R.S., G.A. Early, J.G. Gannon, R.G. Lingenfelser, P. Sweeney, 2008. Tagging and tracking of rough-toothed dolphins (Steno bredanensis) from the March 2005 mass stranding in the Florida Keys. NOAA Technical Memorandum NMFS-SEFSC-574: 50pp.