ECS 2025 : Zoom sur 34 ans de cachalots photo-identifiés

Retour éclair aux Açores pour le GREC à l’occasion du 36e congrès de l’European Cetacean Society

Les lecteurs qui nous suivent régulièrement savent que les cachalots de Méditerranée sont un sujet qui nous intéresse depuis… plusieurs décennies ! Nous travaillons beaucoup sur leur comportement acoustique, et nous étudions également leur population et leurs habitudes individuelles par photo-identification.

Les cachalots se nourrissent fréquemment près de la côte en région azuréenne… Hors-saison, ça va, mais en été, ne serait-ce pas un petit peu risqué ?

Les cachalots ont en effet la particularité de montrer en l’air leur nageoire caudale lors de leur sonde (c’est-à-dire leur départ en plongée de prédation). Comme ces caudales portent très souvent des marques individuelles, cela permet, grâce à l’utilisation de téléobjectifs, d’identifier et de reconnaître chaque cachalot à distance, de façon non invasive. On peut ensuite en tirer des conclusions diverses (mouvements des individus, habitudes sociales, taille de la population par comptage des réidentifications et estimations mathématiques, etc).

Un bon téléobjectif permet de photographier l’animal tout en ne s’en approchant pas à moins de 100 mètres

Après un long travail de terrain et de bancarisation, et un hiver où Aurélie, Sylvie, Alexandre et Adrien n’auront pas ménagé leurs efforts pour construire une synthèse des données, nous avons profité du congrès annuel de l’ECS pour présenter plusieurs résultats intéressants !

Ce printemps l’European Cetacean Society se rassemblait aux Açores, un bel endroit qui nous rappelait beaucoup de souvenirs puisque nous y avions passé trois années entre 2013 et 2015, avec de nombreuses observations.
Pour l’épisode 2025, pas d’observations –si ce n’est un rorqual bleu juste entre Lagoa et Vila Franca …aperçu fugacement du hublot deux minutes avant l’atterrissage ! –, mais trois jours très denses de présentations de posters et de conférences dans le grand théâtre de Ponta Delgada.

Au printemps le soleil açoréen n’est pas toujours une valeur sûre… mais il était bien là !

La première étape de notre travail était de synthétiser notre jeu de données : en l’occurrence, nous avons obtenu et comptabilisé 273 identifications de cachalots entre 1991 et 2024, dans l’ensemble de la Méditerranée. Des milliers de photographies ont été triées et classées, pour n’en garder que 996 qui ont ensuite été décrites analytiquement dans notre classothèque. Nous avons évalué la qualité moyenne des identifications et nous nous sommes assurés que cette qualité restait bien similaire entre trois périodes (1991-2004, 2005-2014 et 2015-2024), afin de permettre la comparaison des données au fur et à mesure du temps.
De manière générale, les animaux montraient une stabilité remarquable de leur aspect (en particulier au niveau de leur caudale) y compris au niveau des taches de dépigmentation, ce qui pointait la viabilité de cette technique de travail. Cette grande stabilité au cours d’intervalles longs (écart maximal de 15 ans entre première et dernière identification) tendrait d’ailleurs à indiquer que ces intervalles sont relativement faibles par rapport à l’âge des animaux.

L’animal Pluto Pm105103B et sa caudale, restée remarquablement identique entre 2005 (à gauche) et 2018 (à droite)

Après des premières analyses sur l’ensemble de ces données, nous avons ensuite travaillé de manière plus précise sur un « sous-lot » constitué uniquement des identifications réalisées dans le bassin liguro-provençal.
Ce catalogue réduit contenait 187 identifications, dont 52 entre 1991 et 2004, 60 entre 2005 et 2014, et enfin 75 sur la période 2015-2024. L’analyse des recaptures a révélé que 54 de ces identifications correspondaient à des réidentifications (des « recaptures », dans le jargon de la photo-identification) d’animaux que nous avions déjà photographiés précédemment dans la région liguro-provençale.

Les cachalots identifiés (ou en vert si recapturés) en zone liguro-provençale

Ces 54 recaptures concernaient 28 individus, qui d’après leurs caractéristiques lors des observations (taille, structure des groupes, …) étaient certainement des mâles adultes ou subadultes, une classe démographique qui se nourrit régulièrement dans la région du printemps à l’automne.


Collisions : une zone à haut risque

Le premier point que nous avons ensuite particulièrement abordé sur ce lot liguro-provençal concernait les marques résultant de collisions avec des navires. Ceux-ci, souvent fortement motorisés et rapides, sont particulièrement présents dans la région, que ce soit en zone côtière avec un important trafic de plaisance, ou plus au large avec des navires commerciaux. 11 individus présentaient ainsi des blessures infligées sans aucun doute par des navires.

Les animaux identifiés (avec une croix-rouge pour les individus collisionnés) et les densités de circulation de navires (base de données EMODnet)

Motif d’espoir, la proportion d’individus victimes de collisions diminuait légèrement (est-ce significatif ?) au cours des trois périodes temporelles, passant de 10 % à 9 % à 6 %.

À quoi pourrait être due cette amélioration apparente ? On peut notamment penser à :

  • efforts de sensibilisation importants réalisés sur cette thématique auprès des skippers et du grand public dernièrement
  • développement et mise en place de technologies visant à réduire les collisions entre grands navires et cétacés, telles que par exemple les systèmes REPCET (lancé dans les années 2010 mais basé sur un partage de données visuelles et donc fortement dépendant du nombre de navires équipés) ou WHALESAFE (plus récent, basé sur la localisation en temps réel des animaux grâce à leurs signaux acoustiques)
  • arrêt en 2011 de l’exploitation des NGV (Navires à Grande Vitesse, particulièrement dangereux) entre la Corse et le Continent.
  • … ?
Caudale de Cachalot
Lorsque les individus sont trop sévèrement touchés, comme celui-ci en 2007, leurs chances de survie à long terme sont faibles

On peut en tout cas espérer que la tendance se poursuive dans les années futures, et bien sûr que le moindre nombre d’animaux observés blessés ne soit pas signe d’une plus grande mortalité immédiate des impacts.


Quelle fidélité au site ?

La façon qu’ont les animaux d’utiliser la zone liguro-provençale n’est pas absolument claire, en particulier pour ce qui est de leur fidélité au site à long-terme. En l’occurrence, les 28 animaux recapturés dans la zone y ont été identifiés entre 2 et 7 fois. Ces identifications ont pu avoir lieu au cours de la même année ou au cours d’années différentes (jusqu’à quatre années différentes).

Il a été intéressant de remarquer que la courbe de découverte des animaux (traçant le nombre d’individus uniques identifiés en fonction du nombre total d’identifications) demeurait pratiquement linéaire au fil des années et des identifications, alors que ces courbes ont tendance à tendre vers une asymptote horizontale lorsqu’on photo-identifie pendant longtemps une population fermée qu’on connait ainsi « de mieux en mieux ». Inversement, la photo-identification sur une population complètement ouverte sans fidélité au site, donc avec très peu de recaptures, produirait une courbe de découverte linéaire avec un coefficient directeur d’environ 1.

Or, dans notre cas, nous avons donc une courbe pratiquement linéaire… mais avec un coefficient directeur à 0,74 (soit à peu près un rythme de 3 nouvelles captures photographiques pour chaque recapture). En d’autres termes, des individus sont rephotographiés en quantité non négligeable mais de nouveaux individus continuent à être découverts avec un taux quasi-constant.

En parallèle, malgré quelques animaux records, il est remarquable que les intervalles entre la première et la dernière identification des individus recapturés sont assez réduits (valeur médiane de 2 étés).
D’après ces éléments, et en supposant que la mortalité locale n’est pas gigantesquement supérieure à la normale, il serait donc possible que les cachalots mâles fréquentant la zone de nourrissage estival liguro-provençale aient une fidélité au site assez modérée sur le long terme, et qu’ils changent fréquemment de cantine : quelques étés passés à un endroit, puis changement de zone pendant quelques années, avant de revenir à la zone initiale… ou de passer sur une encore autre région.

S’il devait choisir entre le rocher de Gibraltar et la rhyolite de l’Estérel, que choisirait ce cachalot ? (..Pourquoi pas les deux ?! )

Et de fait, cette hypothèse d’un comportement de changement régulier de région préférentielle d’alimentation serait corroborée par plusieurs recaptures entre zones, constatées dans le catalogue du GREC ou d’autres collègues : des cachalots mâles qu’on pensait jadis assez casaniers ont ainsi été recapturés entre la mer Ligure, la mer Tyrrhénienne, le détroit de Gibraltar, le mer Ionienne… jusqu’aux côtes du Proche-Orient à l’extrême Est de la Méditerranée.
A priori, leurs pérégrinations restent toutefois cantonnées au bassin méditerranéen… Enfin, au moins jusqu’à preuve du contraire..!

Nul doute que des nouvelles données nous permettront d’affiner, ou peut-être de réfuter, nos hypothèses… peut-être déjà d’ici quelques semaines si nous avons de la réussite lors de notre prospection printanière !



Le travail …enfin mis en forme !

Et pour les plus curieux, vous pouvez retrouver ici la version intégrale du poster (fichier pdf grand format, en anglais) :
Insights from long-term photo-identification in the Northwestern Mediterranean: Not so faithful sperm whales in a hazardous area?


Adrien, Aurélie, Sylvie, Alexandre et cetaces.org